Taiwan est l’endroit le plus dangereux du monde, écrivait The Economist en mai dernier. Depuis, la situation a empiré. Le 10 octobre, la présidente de Taïwan, Tsai Ing-wen, déclare que l’île « ne s’inclinera pas », en réponse aux incursions des avions chinois dans sa zone d’identification aérienne.
Les 9 et 10 décembre 2021, Joe Biden réunit un sommet virtuel pour la démocratie, auquel participent plus de 100 chefs d’État et de gouvernement. Taïwan est invitée, pas la Chine. Celle-ci avait dès le 8 décembre exprimé sa « ferme opposition » à l’invitation de Taïwan : « Taïwan n’a pas d’autre statut en droit international que celui de partie intégrante de la Chine », avait déclaré un porte-parole de la diplomatie chinoise, Zhao Lijian.
Ces événements récents posent une nouvelle fois le problème de la dualité Chine-Taïwan. Pour y voir plus clair, examinons d’abord le problème juridique.
Taïwan et la Chine : une zone grise du droit international
Classiquement, un État existe à partir du moment où il possède un territoire, un peuple, un gouvernement. C’est le cas de Taïwan comme de la République populaire de Chine (RPC). Cependant, pour être un sujet et un acteur du droit international, il faut aussi qu’il soit reconnu par les autres États. Taïwan n’est reconnu que par quatorze États – essentiellement de petits pays d’Amérique centrale et d’Océanie, ainsi que le Vatican en Europe. Chaque État se détermine en fonction de ses relations avec la Chine : adversaire ou alliée.
Les relations que la France entretient avec Taïwan sont un véritable succès en matière culturelle, économique, commerciale ou encore en sciences et technologies !
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— Laurence Trastour-Isnart (@TrastourIsnart) December 16, 2020
Taïwan n’est pas un État plein et entier. C’est un État indépendant de facto – appelé aussi République de Chine depuis 1949 –, situé au large de la Chine continentale. Du point de vue de la RPC, l’île est de jure « la 43éme province de Chine », bien que celle-ci n’y exerce actuellement aucun pouvoir. Cette situation particulière (État de facto) est fondamentalement liée à la reconnaissance internationale de la République populaire de Chine comme État ayant la qualité de représenter le peuple chinois.
Le préambule de la Constitution chinoise de 1982 définit Taïwan comme une partie sacrée et inaliénable de la Chine. Dans la logique de la position de Pékin, la loi anti-sécession de 2005 précise qu’a priori la réunification doit être pacifique, mais n’exclut pas des moyens non pacifiques.
Le 25 octobre 1971, la reconnaissance par les Nations unies de la République populaire de Chine (résolution 2758) a marginalisé Taïwan. Conséquence problématique : les ressources du droit international ne sont pas disponibles à Taïwan, dans le sens où ni les traités internationaux de protection des droits humains, ni les recommandations des Nations unies n’y sont applicables.
De plus, le cas de Taïwan pose un problème connu des spécialistes de droit international : la tension qui existe entre le droit à l’autodétermination des peuples, brandi par Taïwan, et le respect de l’intégrité des États, invoqué par la Chine populaire. Il en résulte à l’étranger un doublage institutionnel. Il y a ainsi à Paris une ambassade de la RPC, ainsi qu’un bureau de représentation de Taïwan ; on retrouve ce voisinage, par exemple, en région PACA, qui abrite un consulat de la Chine populaire à Marseille et un bureau annexe de Taïwan à Aix-en-Provence. Les deux s’ignorent. À Taipei, l’American Institute, officiellement organisation à but non lucratif, inauguré en 2018, est une ambassade de fait des États-Unis. L’ambassade officielle se trouve à Pékin.
Les relations entre les deux Chines
Une digue de fer ne sépare pas les deux rives du détroit de Formose. En 2010, un accord-cadre de coopération économique a été signé entre les deux parties. En novembre 2015, Xi Jinping et le président taïwanais de l’époque, Ma Ying-jeou, se rencontrent à Singapour. 40 % des exportations de Taïwan s’effectuent en direction de la RPC. 400 000 Taïwanais sont établis sur le continent. En 2019, avant le Covid, 2 683 000 touristes chinois avaient visité Taïwan.
Mais sur le plan politique, les problèmes sont nombreux. Depuis quelques années, la Chine accentue la pression sur Taïwan. Le 2 janvier 2019, Xi Jinping déclare que la seule solution est l’intégration à la Chine, dans le cadre de la formule : un pays, deux systèmes. Mais 84 % des Taïwanais la rejetaient en 2019. Le Livre Blanc chinois de la défense de juillet 2019 réaffirme son opposition à la sécession. Et le 1er juillet 2021, Xi déclare que la Chine fera obstacle à toute tentative visant à assurer l’indépendance de Taïwan.
En réalité, deux nationalismes s’affrontent. Celui de la Chine populaire, pour laquelle les Taïwanais sont forcément chinois. Et celui de Taïwan. En 2021, selon le Centre d’études des élections de l’université nationale Chengchi de Taipei, les deux tiers de la population se disent « uniquement Taïwanais ». Chez les moins de 30 ans, c’est plus des quatre cinquièmes. Plus des deux tiers des Taïwanais se prononcent en faveur de l’indépendance de Taïwan si la paix doit être maintenue, moins de 20 % sont favorables à l’unification avec une Chine qui aurait atteint le niveau de vie de Taïwan.
Taïwan étant une démocratie pluraliste depuis l’abolition de la loi martiale en 1987, elle possède plusieurs partis politiques qui alternent au pouvoir et ont des positions différentes par rapport à la Chine. Le Parti démocratique progressiste (PDP), aujourd’hui au pouvoir, sait qu’il ne peut pas déclarer l’indépendance, car il doit ménager les États-Unis, qui ne veulent pas brusquer la Chine. Mais il est complètement opposé à toute unification et ne reconnaît pas le « consensus de 92 », un accord signé en 1992 affirmant que la Chine continentale et Taïwan constituent une même Chine, même s’il peut y avoir des divergences d’interprétation quant à la signification du terme Chine.
Cet accord a reçu le soutien du Kuomintang (KMT), le parti nationaliste qui a exercé le pouvoir à Taïwan de 1949 à 2016, et a été repris à son compte par Pékin, même si la Chine met officiellement en doute la réalité du consensus. C’est un texte ambigu rédigé à Hongkong, selon lequel il n’existe qu’ « une seule Chine » : la Chine continentale avait préféré ne pas chercher à définir ce terme, et le gouvernement de Taïwan, à l’époque dirigé par le KMT, souhaitait que chaque partie conserve sa propre interprétation. Pour le KMT, la Chine, c’est Taïwan, mais son gouvernement ne concerne que l’île de Taïwan et les autres îles qu’elle administre. Le PDP pense qu’en réalité, Taïwan est déjà indépendant. Mais le KMT et le PDP s’accordent pour reconnaître comme indispensable le soutien des États-Unis.
Au-delà des déclarations des partis politiques, Taïwan et la Chine sont séparés par des conceptions différentes de la démocratie. Taïwan est depuis 1987 une démocratie au sens occidental du terme. Son cas prouve qu’on peut être de culture chinoise et adhérer à cette forme de démocratie. La RPC a une autre conception de la démocratie. Il s’agit d’une démocratie socialiste chinoise : le gouvernement est à l’écoute du peuple, assure l’ordre et la progression du niveau de vie, mais le peuple n’élit pas ses dirigeants au niveau national.
En 2016, 72 % des Chinois déclarent qu’ils sont désireux de vivre sous ce régime. En analysant ces chiffres, il faut bien sûr faire la part de l’autocensure. Toutefois, plusieurs études ont montré que les sondés sont bien moins peureux qu’on le suppose.
Si demain la guerre : America first
Le 21 octobre, Biden déclare qu’en cas de conflit avec la Chine les États-Unis défendront militairement Taïwan. Mais est-ce si sûr ?
Pour les États-Unis, Taïwan a toujours été un pion. Depuis la rupture de leurs relations diplomatiques les États-Unis ne sont plus liés à Taipei que par un traité de défense, le Taïwan Relations Act, loi adoptée en avril 1979. Il souligne l’importance d’une résolution pacifique tout en prévoyant la fourniture d’armes à Taiwan, mais évite de mentionner de façon explicite l’hypothèse d’une intervention militaire en cas d’agression chinoise. Il est complété par trois communiqués conjoints sino-américains et les Six Assurances.
C’est le principe dit d’ambiguïté stratégique. Mais en cas de guerre, 41 % des Taïwanais accepteraient de se battre, alors que 49 % d’entre refuseraient le combat. Ces chiffres sont sans doute liés au fait que 59 % des Taïwanais croient que les États-Unis enverraient des troupes à Taïwan en cas de conflit. Mais He Yicheng, membre du Comité central du KMT, estime que les États-Unis laisseront tomber Taïwan en cas d’attaque chinoise et que seulement 15 % des Taïwanais seraient prêts à combattre.
Les États-Unis seraient-ils prêts à risquer une guerre mondiale pour Taïwan ? Luo Qingcheng, directeur de l’Association taïwanaise d’études internationales et stratégiques, pensait en 2020 qu’ils resteraient en dehors de tout conflit et laisseraient Taïwan se battre à leur place. Mais, surtout, étant donné les précédents du Vietnam et de l’Afghanistan, on peut parier qu’ils abandonneraient Taïwan s’ils parvenaient à un accord satisfaisant avec la Chine. Leur devise a toujours été : America first.
Norbert Rouland, Professeur de droit. Ancien membre de l’Institut universitaire de France (Chaire anthropologie juridique), professeur émérite, Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.